Un texte écrit par Didier Lamare, auteur, de passage à Pigna pour l’enregistrement du CD Sillages de la collection Avec du label Cypres
«Si vous construisez quelque chose pour la musique, bâtissez en terre. Vous serez surpris des résultats.» (Hassan Fathy)
L’auditorium de Pigna, un ton en dessous du clocher de l’église, ne flamboie pas. Il faut dire qu’on n’aime pas trop ici ce qui flamboie. Bâti selon les principes de l’architecte égyptien Hassan Fathy, on aimerait sans faire affront parler d’architecture pauvre, comme il existe un art pauvre, direct, sans falbala, comme cette terre et cette pierre, c’est-à-dire au ras du vivant, de la nature et des hommes.
Bloc quadrangulaire, façade droite, ouvertures modestes, au-dessus le ventre de la coupole, le tout monté à l’ancienne, à l’immémorial. On n’ornemente pas, on ne flamboie pas – au regard s’entend, à l’oreille, c’est autre chose.
Beaucoup connaissent Pigna à la faveur solaire de l’été, sorte de rucher de montagne accrochée à la Balagne, dionysiaque et séductrice sous le bleu qui dore les peaux. Nous y sommes venus l’hiver. Nous, Pierre-Adrien Charpy, Raphaële Kennedy et Isabelle Françaix – un compositeur, une chanteuse, une photographe vidéaste – et le scribe qui marche avec eux et se permet ici de dire je. Avec, c’est aussi le nom de la collection musicale et visuelle pour laquelle ils ont enregistré à Pigna, en hiver, avec dans leur sillage l’ingénieur du son et les musiciens. Sillages, c’est d’ailleurs au pluriel le titre du double CD dont les pièces vocales ont été saisies ici, dans le cru de la terre – ou plutôt là où elles se sont réinventées, nées une seconde fois, la plus belle.
Dedans, les murs droits de terre durcie, hauts comme ceux d’une citadelle intérieure, semblent dans leur satin gris ruisseler de quelque humidité sonore, de quelque humilité sonore. Ici, on ne peut s’empêcher de passer la main sur la peau du son. On en a vu, et des plus aguerris que moi, s’arrêter soudain pour saisir le vol de cette voix qui monte et plane et sonne comme jamais la pierre ni le bois n’ont su le faire. On en a vu planter leur micro comme un olivier en restanque et savourer les notes fruits à venir. J’ai moi-même attendu que le noir descende pour lisser de la main la joue des murs, éprouver dans la paume le grain des voix invisibles. On en a entendu se regarder et sourire, non pas entre elles mais à toutes celles qui les ont précédées ici et dont la réverbération tourne encore dans les vases acoustiques, avant de briller, un peu, jamais trop, comme un reflet discret sur un trou d’eau – le chat du village le sait qui s’y arrête et lape comme on le fait chez les chats depuis l’Égypte ancienne.
Prises dans le plein de la terre et dans le vide des boulins, ce sont des centaines, des milliers de musiques, de voix et de sons qui vivent ici, dans le secret de ce pigeonnier aux colombes fantômes. Voix corses, voix méditerranéennes, voix d’ailleurs, instruments pincés, frottés, soufflés : rien à Pigna ne s’oublie, tout demeure tapi dans la pénombre avant de tomber du ciel noir et d’incarner le présent. Et l’on ne parle pas seulement des résidences menées et des concerts donnés ici, mais, bien au-delà, des voix qui ont peuplé l’île, nourri la terre, cette terre méditerranéenne qui, chacun en conviendra, est notre nourrice. Ce pourrait être vaguement inquiétant. Ça l’est parfois. La guitare doit être conduite plus ferme qu’ailleurs, la voix tenue plus exacte, le musicien ici est nu. Mais l’inquiétude est sœur cadette du mystère, qui est une des essences de la musique.
« Si vous construisez quelque chose pour la musique, bâtissez en terre… » Il avait bien raison, le sage invité au séminaire d’Alzipratu en 1979, des années avant la concrétisation du rêve de Tonì Casalonga. Chacun des musiciens présents saurait dire bien mieux que moi ce qui se passe à l’intérieur de sa pratique, dans l’espace clos sous le dôme. Mais je tiens les tablettes, j’aurai donc le dernier mot…
À mon sens, au-delà de la vérité des sons et de leur mémoire stratifiée, le privilège de l’auditorium de Pigna, c’est la continuité. Avec ou sans instrument, avec ou sans électronique, la continuité seule ou à six qui s’écoutent et imbriquent leurs voix les unes dans les autres. La continuité, c’est la sensation de recevoir de ceux qui sont entrés avant dans la carrière, et le désir d’offrir sa contribution à un lieu qui est tout autant conservatoire vivant que pôle de création.
La continuité, c’est un fil d’Ariane, une polyphonie de la crypte, une tisseuse d’histoire sur le métier des âmes.
Et je ne sais pas en dire plus ni mieux, sinon que l’ensorcellement est tel, sur cette terre que les ignorants disent farouche, qu’on croit aussitôt et en même temps entendre les voix descendues de notre patrimoine et celles qui l’enrichiront à l’avenir.
par Didier Lamare